30 juin-31 juillet 2018




Estrangement
Entre 1992 et 1995, Bruno Durand réalise en atelier plusieurs peintures acryliques sur plexiglass de format carré (90 x 90 cm), où des traînées de couleur, juxtaposées, peintes grossièrement à main levée, se superposent en deux couches croisées, l’une horizontale, l’autre verticale. Trois plexis ont été peints recto-verso. La série la plus importante comprend sept peintures avec des traînées vertes sur des lignes rouges : dans une première, la couche verte est au recto et la rouge au verso ; dans cinq autres les deux sont au recto. Le treillis d’une dernière, un peu plus grande (100 x 100 cm), est fait de plusieurs couches, toutes au recto également. Dans toute cette série, le recouvrement est rarement total ; l’usage du plexiglass allié à la superposition des couches entrecroisées permet au regard de traverser la surface peinte, ou du moins d’en éprouver une certaine profondeur.
Ce jeu de superpositions de lignes perpendiculaires obéit à une logique de prise de possession de la surface en forme de grille, all over. Le recouvrement demeure cependant inégal et laisse apercevoir par endroits le support vierge (et, par conséquence, le mur de présentation). Tout se passe comme si le propos du peintre était, après bien d’autres artistes qui ont exploré ces problèmes de cuisine, une sorte de commentaire des limites du champ pictural et son analyse en composants : support, format, couches, peint/non peint, traces, etc. Il était peut-être trop tôt pour explorer à nouveau ces problèmes de déconstruction chers aux années 1970, années durant lesquelles les structures de tissage ou de grille furent particulièrement explorées. Bruno Durand les délaissa.
En 2010, il reprend son exploration quasiment là où il l’avait laissée. Opiniâtreté ou obsession du quadrillage ? toujours est-il que c’est de façon décontractée et sans complexe vis à vis du « déjà vu ». Revisiter certaines problématiques, sans plus s’encombrer des alibis théoriques qui les avaient animées, devenait possible.
Délaissant le plexiglass, il s’essaie à la gouache sur de petits formats de papier dessin, puis se lance dans l’aquarelle, d’abord sur du papier calque, puis sur du papier millimétré. Travail intimiste, « fait à la maison ». La grille, insiste et les coups de pinceaux, plutôt informels, ne dédaignent pas d’en reprendre parfois les directions. L’effet de profondeur dû à l’exploitation des deux faces des plexis est transposé en opposition entre la prégnance de tracés sombres et la transparence d’aplats aquarellés clairs. À partir de là, dans de nombreuses peintures qui vont suivre, l’aquarelle, par ses qualités propres, va apporter transparence et légèreté.
À la suite de ces peintures sur papier millimétré les aquarelles sur papier sont venues emplir des cartons annuels : une centaine pour 2011, puis une cinquantaine en moyenne.
Une parenthèse en 2014-2015, période davantage consacrée à de petites acryliques sur toile. D’allure figurative, avec une ligne d’horizon plus ou moins visible, ces peintures ne sont pas sans faire penser à certains expressionnistes allemands ou à Munch. Le motif s’y devine plus qu’il ne se perçoit clairement. Les plages de couleur soutenue saturent l’espace de tableaux de chevalet qui pour être séduisants n’en ont pas cependant les effets de profondeur et de transparence des peintures sur papier – qui eurent sa préférence.
Si l’on excepte cette parenthèse, l’aquarelle sur papier où souffle davantage de liberté s’est donc installée en médium maître. Des formes récurrentes sont arrivées : des formes patatoïdes, des stries, des coulures, des rythmes, des ovoïdes, des formes un peu dentées, des nuages, des tiges, des bulles, des nœuds, des réticulations, etc.
Dans les œuvres de 2011-2013 (pages 14, 18, 19, 22, 26) les fantômes du surréalisme ne sont pas loin. « J’avais en tête, dit-il, des signes comme chez Wilfredo Lam ou Adolph Gottlieb, ou certaines formes qui se baladent chez Roberto Matta, certaines couleurs aussi, pas forcément belles. »
La peinture cependant se dispute aussi avec elle-même ; elle continue de jouer avec et contre son cadre ; elle en parle. Cinq peintures de 2011 (page 28) comportent chacune une sorte de parcours qui rebondit dans les limites du papier, une sorte de parcours à la Bram van Velde. Ce sont d’ailleurs des œuvres plus ternes, les moins pétulantes de l’exposition.
Partout ailleurs les couleurs très intenses des aquarelles sonnent la charge, triomphales. Ça exulte – jubilatoire –, ça klaxonne dans les couleurs secondaires, les verts, les oranges et les violets, ça grince avec des noirs.
Quand il attaque une peinture, Bruno Durand ne fait pas de dessin. Cependant, « il y a une composition en cours de route ». « Quand est-ce que j’arrête une peinture ? Pour mon œil, il faut qu’il y ait un équilibre compositionnel. J’aime bien aussi le jeu entre ce qui est harmonieux, équilibré, et un rythme, une couleur, quelque chose d’insolite qui vient casser cette harmonie. Plus ça va, plus j’espère il y a ce côté “pas beau” ». Les peintures de l’an dernier et de cette année illustrent particulièrement cette position (pages 12, 16, 20, 23, 24). Mais le massacre désiré à coup de dissonances est souvent raté, et la peinture réussie !
Bruno Durand, écrit des textes sur l’art à mille lieux de la peinture qu’il pratique : textes sur la répétition, sur le protocole dans la peinture (François Morellet, Vera Molnar, etc.). Il peut en parler avec passion. Il est frappant de voir combien sa peinture, tout à l’opposé, ne s’embarrasse ni de théorie, ni de système, ni de concept, ni de commentaire. Si les fantômes de l’histoire de l’art l’animent en sous main, il n’y a jamais de citations pesantes à décrypter. Ce n’est jamais à analyser (avec l’aide d’un médiateur !), selon quelque impératif esthético-moral. La peinture parle d’elle-même en toute liberté. Comme dans le jazz, peut-être, une improvisation débridée sur des thèmes récurrents, un bœuf perso, comme celui d’un peintre autodidacte, se lançant, ingénu, là où d’autres avaient déjà bien labouré le terrain. Non sans quelque rouerie ?
La logorrhée théorique concernant l’œuvre personnelle, bannie, cela n’interdit pas cependant d’écrire[1]. Des formes récurrentes qui ont surgi au fil du pinceau, tout un répertoire a été constitué. Partant de là, un exercice oulipien a consisté pour chaque aquarelle à rédiger un petit texte descriptif « très plat », de dix ou quinze lignes, le plus objectif possible. Une écriture « pour le plaisir » ; c’est une autre pratique, dit notre peintre-écrivain, « d’ordre poétique ».
Ces textes sont curieusement laconiques et distants comme s’ils portaient sur des œuvres étrangères. C’est le regard du Huron de Voltaire, un procédé que Carlo Ginzburg appelle « straniamento[2] ». Par exemple, le service de la messe décrit par Tolstoï[3] :
« le prêtre, affublé d’un costume de brocart spécial, étrange et très incommode, découpait du pain en petits morceaux qu’il disposait dans une soucoupe, pour les tremper ensuite dans une coupe de vin, tout en prononçant des noms divins et des prières ».
Chez Bruno Durand, cela donne :
« Très étrange peinture avec de larges aplats. Au centre, verticale, une grande forme aux tons gris mauves jaunâtres blanchâtres. Comme une sucette, car cette forme est soutenue, en bas, par une bande verticale. En haut à droite et à gauche de la silhouette grise, deux surfaces bleu foncé aux formes courbes ; et comme un paysage : du bleu dans le coin à gauche, des rayons orangés sortant d’un demi cercle vermillon. En bas à droite une large surface informe brun rouge. Le fond présente des couleurs très chaudes : vert, jaune, orange. La composition paraît présenter des emboîtements de surfaces arrondies et suggérer un paysage à la Vallotton. »
Et d’endosser les oripeaux du critique : « un paysage onirique, un autre « à la Vallotton », une ambiance « symboliste, « quelque chose de textile un peu futuriste, un peu surréaliste », un fond « plutôt expressionniste », un « ensemble mélancolique », un autre « à la fois mécanique, ludique et orphique », « deux esthétiques qui se superposent, l’une abstraite, décorative, l’autre surréaliste », une « composition spatialiste », une autre « maritime au ton quasi “fantastique” »… Et sans compter un « clin d’œil aux Neuf Moules » de Duchamp. Trop de références tuant la référence, notre critique en les multipliant désoriente plus qu’il n’explique. L’autodérision est flagrante.
Une œuvre terminée appartient à ses regardeurs ; la réception prend le pas sur la création. Notre artiste a, depuis huit ans, travaillé sans souci de montrer l’œuvre en quelque manière ; il a surtout peint et écrit pour lui. Tout se passe dans ses textes comme s’il mesurait combien ses propres peintures s’étaient détachées du peintre qu’il est, combien elles semblaient être celles d’un autre. Peindre pour s’étonner, puis écrire pour donner du sens (ou se rassurer). Enfin accepter cette peinture qui devient si vite étrangère. Depuis quelques temps, Bruno Durand a abandonné ses exercices descriptifs. Il ne fait plus que peindre. La peinture va sans dire.
Six années d’exercices assidus, de confrontation solitaire avec des feuilles blanches de format raisin ou grand jésus, ont permis d’acquérir aisance et dextérité. Le geste s’est fait plus ample, moins calculé peut-être. Cette lente conquête d’une improvisation davantage physique s’est traduite par l’adoption de formats plus grands : double raisin (approximativement) et grand aigle. Mais traduire « aisance » par « improvisation » est sans doute trompeur. La « composition » survenue en cours de route, celle dont Bruno Durand parlait plus haut, se laisse facilement analyser dans une peinture comme celle de 2017 (p. 25) où un large ruban noir avec des accents bleus, replié sur lui-même, vient prendre en écharpe un recouvrement primitif fait du jeu entrecroisé de plages et de traces aquarellée plus légères. Une décision est intervenue, la touche finale résidant en six petits nuages composés de touches blanchâtres égrenées le long du ruban et venant le ponctuer. Un processus semblable se devine non moins facilement dans plusieurs peintures du début de cette année (p. 12 et 13). Cet usage de l’aquarelle, de l’encre et de la gouache, c’est un peu comme en cuisine des ingrédients préparés séparément et incorporés à la suite les uns des autres ; ou encore, un lexique et une syntaxe qui filerait le texte. Long apprentissage. Désormais maître de sa technique et de son langage le peintre peut montrer ses œuvres.
Avec Cécile Bart, nous avons découvert ces peintures un soir d’octobre de l’année passée. Ont suivi plusieurs séances de consultations des cartons à dessin, d’étalage des peintures et de tri au sol. Des groupes ont émergé. Une première exposition a eu lieu le mois de juillet dernier ; elle rendait compte de cette découverte et des ensembles qui nous avait semblé les plus marquants. Nous avons accroché cette exposition, j’y suis souvent retourné, je l’ai photographiée à plusieurs reprises et j’ai assisté aux prises de vue professionnelles de Marielys Lorthios ; j’ai encrore manipulé ces peintures pour les décrocher et les ranger. Bref, j’ai vécu avec pas mal de temps. Et bien, ça tient !
Christian Besson
11 novembre 2018
[1] À sa sortie des beaux-arts de Rennes, en 1981, Bruno Durand s’est d’abord déclaré écrivain, parsemant sa route de quelques textes métaphysico-scientifiques. Il ne se tourne vers la peinture qu’ensuite – les débuts figuratifs cédant rapidement la place à l’abstraction. Deux expositions à Rennes témoignent de ce parcours, l’une, personnelle, à la galerie Joseph Dutertre, en 1988, l’autre au centre culturel du Triangle, en 1990, où il présente de grandes peintures aux motifs de fractales. « J’étais barré dans des trucs très poétiques, remarque-t-il aujourd’hui ; j’étais entre le spirituel, l’abstraction et la métaphysique ; je lisais Bernard d’Espagnat, Benoît Mandelbrot, des physiciens chez qui il y a toujours un arrière monde. Aujourd’hui, ce serait Michel Cassé. » (entretien avec l’auteur, 16 juin 2018).
[2] D’après le russe : остраниение. Cf. Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza, Milan, Feltrinelli, 1998.
[3] Воскресение, 1899. Cité par Ginzburg.
